10/11/2020
0h13. Lu Yu vomit. Jumien nettoie.
1h23. Lu Yu vomit. Jumien nettoie.
3h15. Lu Yu vomit. Jumien nettoie.
Quand je dis que je nettoie, je nettoie ! Parce que Lu Yu, quand il vomit, il vomit ! On parle ici d'un filet de gerbe qui sort de la gueule du chat et l'accompagne sans discontinuer sur un trajet qui peut être assez long, voire faire plusieurs fois le tour de l'appartement. Seule note positive dans tout cela, et sans doute pour éviter de s'éclabousser outre mesure, il exécute tout son parcours en marche arrière. À mes yeux, c'est toujours cela de pris ! Je dois déjà laver toutes les surfaces, si je peux m'éviter de laver le chat... Ma théorie c'est que, quand il est saisi de nausées, il ne comprend pas ce qu'il lui arrive, qu'il a peur de ce qu'il ressent et que c'est pour cela qu'il se met à courir dans tous les sens, à la recherche d'un endroit où se cacher ou d'un moyen de se protéger. Quand je peux, par exemple quand je ne dors pas, afin de limiter les dégâts et dans l'espoir de le rassurer, j'essaye de l'attraper et de le tenir à bouts de bras le temps de la crise... mais évidemment, dans ces moments là, ce chat d'un naturel si câlin refuse d'être approché ! Résultat, chaque épisode de régurgitations félines est l'occasion d'un grand ménage de printemps. Voilà pourquoi, lorsque je me retrouve à récurer les sols, les murs et les portes à plusieurs reprises au cours d'une même nuit, le mot « nettoyer » ne me semble pas usurpé mais plutôt bien en-dessous de la réalité.
7h59. Je suis enfin arrivé à me lever. Je me prépare une tasse de thé qui sera mon unique petit-déjeuner, mon appétit s'étant envolé avec mon sommeil. Alors que je verse l'eau dans la tasse, Lu Yu, à moitié couché dans sa gamelle, boit. Mon bébé est lui aussi épuisé de sa nuit sans repos. J'espère qu'il va garder son eau pour se réhydrater.
8h45. Prêt à somnoler devant mon travail, je me pose devant l'ordinateur, une nouvelle tasse de thé à mes côtés.
8h47. Lu Yu vomit. Lorsque j'arrive enfin à l'attraper, la plupart de l'eau bue quelques minutes auparavant arrose désormais le sol. Mes tentatives pour essayer de maîtriser les jets de dégueulis se révèlent vaines. Le bougre se débat de toutes ses forces, pousse sur ses petites pattes pour s'échapper et m'asperge de glaires au passage. L'échec est cuisant ! Je patauge dans les flaques d'eau mêlée de bile. À bout de nerfs, l'inquiétude prenant le dessus, je craque et m'effondre en larmes. Jumien nettoie.
18h12. La journée est terminée. Au moins, Lu Yu n'a plus vomi. Je me sens un peu mieux aussi. La fatigue a fini par se lever et j'ai même pu faire un peu de sport pendant ma pause déjeuner. Papa rentre du travail, prend une douche et nous rejoint, maman et moi, dans le salon où un programme sans intérêt défile sur la télé devant nos yeux absents. Comme s'il était capable de lire mes préoccupations et la lassitude dans mon regard, il propose tout à trac de déguster un verre de « son petit rhum ».
« Son » rhum, c'est une bouteille de Diplomatico que je lui ai offerte il y de cela des années... Peut-être même 8 ans maintenant. Il n'en boit que rarement et toujours très peu. Et même si c'est vrai pour tous les alcools forts, je vois bien que cette bouteille jouit d'une aura spéciale dans son esprit. J'ai peur qu'elle ne se soit retrouvée empreinte de trop grands sentiments en traînant sur son étagère, jusqu'à incarner un symbole de l'amour père-fils (ou inversement). Je réalise que je lui ai peut-être offert bien plus qu'une simple bouteille de rhum ce jour-là.
— Demain c'est férié, après tout ! insiste t-il devant ma mine perplexe.
Finalement, ce verre n'est peut-être pas que pour moi... En aurait-il autant besoin que moi ? Son père, mon grand-père, est mort lors du premier confinement. Pas directement de l'épidémie de COVID, mais le résultat est le même. Papa n'en parle jamais. Nous n'en parlons plus depuis le jour des funérailles, où à la sortie de l'église, il m'a lâché : « Il faut que cela s'arrête, Jumien ! Je ne vais pas tenir. Je ne pourrai pas rester fort beaucoup plus longtemps. » Je l'ai alors pris dans mes bras et pour la première fois de ma vie, je l'ai senti se laisser aller et j'ai ressenti le poids de son corps. Vidé de sa volonté il était tombé sur moi. Mon père était fragile.
— Allez ! Juste une larme, alors ! dis-je.
À peine cette phrase prononcée, un petit verre se matérialise dans nos mains. Maman se lève pour aller finir de préparer le dîner. Face à moi, assis dans son fauteuil, papa regarde fixement la liqueur ambrée à l'intérieur de son verre. Je l'imite. Un échange de regards. Un sourire furtif. Je lui offrirai une nouvelle bouteille de rhum à Noël ; je ne permettrai pas que celle-ci se vide sans une alternative en réserve, sans une cuvée d'avance. Nous éviterons la banqueroute de la symbolique.
— Allez ! Venez manger les gars ! Ça va être froid, dit maman en sortant les lasagnes végétariennes du four.
19h37. Lu Yu miaule. Jumien lui sert de la pâtée.
