16/11/2020
— Je crois que j'ai cramé ton chou kale ! me lance ma mère alors que je les rejoins dans la cuisine. Elle prononce « chou cal ».
— T'inquiètes ! Ce sera très bien.
Ce fut une longue journée. Éreintante mais productive. J'ai même réussi à faire ma séance de sport avant de me reconnecter pour finir quelques bricoles pour le travail. Mon père est déjà aux prises avec une cuisse de poulet froid. Il n'a visiblement pas l'intention de toucher à la poêlée de chou kale et tofu fumé que maman dépose sur la table. Il mange avec les doigts. Sa bouche et ses mains luisant de gras.
— J'espère que ce sera mangeable. C'est une grande première pour moi...
— C'est déjà gentil de l'avoir préparé ! Merci mamounette ! Elle sourit en m'entendant dire ce mot. À mon père, je demande : Tu as des nouvelles de ta sœur ?
Avant de répondre, il se lève et se dirige vers l'évier où il se débarbouille et se lave les mains avec du liquide vaisselle.
— Ça a l'air d'aller. Je l'ai eue au téléphone cet après-midi. Elle dit qu'elle se sent fatiguée... Un peu de toux... Rien de plus grave pour le moment.
— Espérons que ça dure alors ! Enfin, plutôt que cela n'évolue pas vers des symptômes plus lourds.
On discute encore un peu de son traitement, de sa mise en quarantaine, puis finalement de qui va prendre le relais pour s'occuper de ma grand-mère. Mon père dit qu'il passera voir sa mère le matin avant d'aller au travail, s'assurer qu'elle a pris un petit-déjeuner, ouvrir ses volets, l'aider à se préparer si besoin,... Ma mère dit qu'il est hors de question qu'elle lui fasse à manger, qu'elle n'a qu'à se faire livrer des repas par le traiteur, qu'elle n'avait qu'à être moins méchante quand elle était plus jeune, qu'elle était plus maligne quand elle la traitait de grosse vache, qu'elle n'avait peut-être pas assez anticipé le jour où elle aurait besoin des autres quand elle serait plus vieille.
Personne ne le dit mais tout le monde est inquiet. Et si... si les choses empiraient pour ma tante... ma pauvre tante, elle aussi bien mal remerciée pour les bons soins qu'elle apporte à sa mère, rien n'est assez bien, assez bon ou assez rapide... Et si... si mon père était contaminé, par ricochet... lorsqu'il va chez ma grand-mère... Et elle ?
Je ne saurais pas dire comment c'est arrivé mais nous nous retrouvons tous ensemble autour de la télé après le dîner. Une rediffusion de Star Wars. J'ai déjà vu les films sans en être un grand fan. Mes parents détestent et ne comprennent rien à l'histoire qu'ils prennent en plein milieu de la saga. Les souvenirs que j'en garde ne me permettent pas de les aider. Pourtant, ce soir, il ne viendrait à l'idée de personne de changer de chaîne. De peur de me faire fuir ? Peut-être pensent-ils me faire plaisir et que c'est pour cela que je suis installé dans le salon ?
Je propose une tisane. Donnant suite à l'enthousiasme rencontré, je me lève pour la préparer. Maman continue de s'affairer dans la cuisine où elle suit le film d'un œil. Sur le plan de travail où j'essaye de poser ma théière s'entasse une demi-douzaine de tupperwares. La moitié d'un cake marbré emballé dans du papier aluminium vient rejoindre la pile de vivres. Maman fourre le tout dans un sac en plastique qu'elle entrepose dans le bas du frigo. En retournant s'asseoir dans le canapé, elle dit à mon père : « J'ai mis un sac au frigo pour ta mère. Emmène-lui demain matin quand tu iras la voir. » Derrière ma bouilloire électrique, je vois Papa qui hoche la tête en signe de remerciement.
Sur l'écran, à grands renforts d'effets spéciaux, Anakin Skywalker rejoint le côté obscur de la Force. Je suppose que cela demande une détermination que tout le monde n'a pas d'endosser le costume de Dark Vador.